Picasso, l'homme qui croquait ses femmes
par  Loïc Stavridès
L'Express du 09/07/1998

«Mademoiselle, je voudrais faire votre portrait.» Fernande, Eva, Olga, Marie-Thérèse, Dora, Françoise, Jacqueline... la vie du maître est une collection de conquêtes. Il en fit des chefs-d'oeuvre

Pablo Picasso confia un jour à son ami Christian Zervos: «Pour mon malheur et pour ma joie peut-être, je place les choses selon mes amours.» La vie du maître de l'art moderne fut donc scandée par la création et les passions amoureuses. L'âme et le cœur, en somme.

Pablo, Diego, José, Francisco de Paula, Juan, Nepomuceno, Crispin, Crispiniano de la Santissima Trinidad Ruiz Blasco a vu le jour le 25 octobre 1881, à Malaga, en Andalousie. Très vite, il adopte le nom d'origine italienne de sa mère: Picasso. A 12 ans, ce dessinateur prodige brosse déjà ses premières toiles. En 1894, c'est le drame. Sa petite sœur, Conchita, attrape une mauvaise fièvre. Toute la famille se réfugie dans la prière. Pablo fait le vœu d'arrêter la peinture si sa sœur guérit. Elle meurt d'une diphtérie, en janvier 1895. Inconsolable, Pablo Picasso s'abîme dans le travail.

En 1895, l'adolescent est reçu à l'école des Beaux-Arts de Barcelone, où il découvre le Greco, Vélasquez, Goya, Poussin, Delacroix, mais aussi la sculpture africaine et l'art des Cyclades. Il vend ses premières toiles à des religieuses qui lui commandent deux copies de Murillo (malheureusement brûlées pendant les troubles de Barcelone, en 1909) et qu'il exécute déjà à sa manière. Il a compris qu'un artiste doit donner aux objets qu'il peint le plus de plasticité possible: les couleurs ne sont que des symboles et la réalité ne se trouve qu'à travers la lumière. Il n'a qu'une obsession: Paris, capitale intellectuelle du monde, où il débarque, seul et fauché, en 1900.

Picasso s'installe à Montmartre, au nº 13 de l'ancienne rue Ravignan, un immeuble surnommé le «Bateau-Lavoir», dans un modeste atelier. Une certaine Berthe Weill lui achète tout de suite une toile et le marchand Ambroise Vollard expose dans sa galerie quelques-unes de ses œuvres: scènes de champ de courses et de cabaret. Il se fait aussi des copains: Max Jacob, Paul Fort, André Salmon, Van Dongen, Matisse. Puis, vers 1907, Derain et Braque, dont il dira un jour: «C'est la femme qui m'a le plus aimé.»

Un brin anarchiste, Pablo adore cette existence bohème. Chaque soir, il refait le monde, s'abreuve des œuvres de Cézanne et de Van Gogh, boit, flirte et fume parfois de l'opium - ce qu'il cessera de faire en 1909, consterné par le suicide d'un de ses amis, le peintre Wiegels, qui s'est pendu. Un soir, à la fontaine du quartier, Pablo croise le regard d'une jeune beauté qui porte un chapeau extravagant. Elle se nomme Fernande Bellavallée, mais se fait appeler Olivier. Fille d'un artisan en fleurs et plumes artificielles, elle fréquente le Bateau-Lavoir car sa sœur est la maîtresse du peintre Othon Friesz. C'est le coup de foudre. Le lendemain, le couple fait une entrée remarquée au Lapin agile. La vie est belle. Picasso aime les femmes. Dans une étude pour Les Demoiselles d'Avignon ayant appartenu à l'Américain Frank Crowninshield, l'éditeur de Vanity Fair, le peintre se représente sous les traits durs d'un marin occupé à se rouler une cigarette. Le marin n'apparaît pas dans la version définitive, il ne reste que les Demoiselles. Par amour pour sa Fernande, plantureuse et nonchalante, Pablo cesse de fréquenter les bordels et les cabarets. Son œuvre s'en ressent. Elle acquiert de la légèreté. Les vieux mendiants et les enfants malades laissent la place aux Arlequin et aux jeunes filles de la période rose.

Après de nombreuses disputes, Picasso et Fernande se séparent. Le maître avait prévenu: «Elle est belle mais elle est vieille.» L'artiste se console en compagnie d'Eva Gouel, la fiancée du peintre Louis Marcoussis. Petite et frêle, elle possède ce qu'on appelle une frimousse. Et Pablo la surnomme «Ma jolie», titre d'une chanson en vogue. Quand l'Espagnol peint des natures mortes cubistes, Eva apparaît souvent sous la forme d'une guitare, entre un paquet de tabac et une pipe. En 1913, il pousse plus loin le bouchon avec La Femme assise dans un fauteuil, tableau préféré des surréalistes. Le doux visage d'Eva prend alors la forme d'une fente verticale dont les tons mauves et les roses violacés évoquent les lèvres d'un sexe de femme.

Eva contracte la fièvre typhoïde. Picasso court de son atelier à la clinique d'Auteuil, où sa muse meurt à la fin de 1915. Il est malade de chagrin, mais la vie continue. Peu de temps après, il croise, boulevard Raspail, une certaine Gaby Depeyre. «Je t'aime de toutes les couleurs», lui écrit-il, en soulignant «Je t'aime» de six couleurs différentes. Une fois de plus, la liaison ne dure pas.

En 1916, Jean Cocteau propose au peintre de dessiner les décors et les costumes d'un ballet dont il a écrit le texte, sur une musique d'Erik Satie et une chorégraphie de Diaghilev. Parade est donné l'année suivante. La critique d'art se déchaîne et accuse Picasso d'avoir abandonné le cubisme. Autrement dit, d'avoir déserté. Il a la tête ailleurs. Entre les bras de la belle Irène Lagut, immortalisée par Guillaume Apollinaire dans son livre La Femme assise. Mais Irène n'est qu'une passade. Car Pablo rencontre Olga Khoklova, la fille d'un colonel russe au visage de madone, de dix ans sa cadette. Son copain Diaghilev l'avertit: «Fais gaffe, une Russe, on l'épouse.» Le mariage a lieu l'été 1918 dans l'église orthodoxe de la rue Daru. Jean Cocteau et Max Jacob jouent les témoins.

Les Picasso mènent une existence tranquille, plutôt mondaine, ponctuée, en 1921, par la naissance de leur fils, Paulo. Mais la sérénité conjugale n'est pas le fort du peintre. Le 8 janvier 1927, Pablo croise devant les Galeries Lafayette le regard gris-bleu d'une jolie blonde. Elle n'a que 17 ans. Il l'accoste: «Mademoiselle, je voudrais faire votre portrait. Je suis Picasso.» Deux jours plus tard, Marie-Thérèse Walter lui offre sa jeunesse. Elle est douce, vit à Maisons-Alfort avec sa maman. Elle tombe sous le charme de l'Espagnol, de son beau visage aux traits réguliers, de ses yeux magnifiques, immenses, et de son corps puissant. L'artiste veut divorcer. Marie-Thérèse refuse et continue de le rencontrer en secret. Leur union illégitime donne naissance à Maya (1935), née de père inconnu, précise l'état civil.

Leur passion flambe toujours lorsque surgit une nouvelle «concubine»: la célèbre Dora Maar. De son vrai nom Henrietta Théodora Markovitch, cette photographe, amie de Bataille et de Breton, séduit Picasso par son intelligence et sa pratique de la langue espagnole. Elle pose pour lui. Le peintre aime, pour la représenter, sculpter des formes torturées, non par sadisme ou par plaisir, mais parce qu'il voit en elle une femme tragique. Il ne cesse de lui répéter: «Tu ne m'attires pas, je ne t'aime pas. Ou plutôt si, comme j'aime un homme.» Picasso, qui préfère aux choses et aux gens l'ombre de leur mystère, se complaît dans un curieux ménage à trois. Le jeudi et le dimanche sont consacrés à Marie-Thérèse et à Maya, qu'il adore, le reste du temps appartient à Dora. En 1939, Picasso part même en vacances, à Royan, avec les deux élues de son cœur. Marie-Thérèse loue une villa avec sa fille, et Pablo loge à l'hôtel avec Dora. Entre-temps - on s'y perd - Olga a pris ses cliques, ses claques et son fils, en refusant le divorce.

Plutôt que de fuir en Amérique, Pablo passe la Seconde Guerre mondiale à Paris. L'artiste déteste l'embrigadement. Il ne sera ni vichyste ni gaulliste. Pour lui, seul le trait compte. L'auteur de Guernica n'a rien d'un artiste engagé, même si, dans les années 30, il combattit le franquisme. Guernica - où l'on peut reconnaître Dora Maar dans un coin et Marie-Thérèse dans l'autre - reste plus un appel au peuple qu'un véritable manifeste. Sur la toile, le taureau n'incarne pas le fascisme, mais la brutalité et l'obscurité à l'état pur.

En 1943, l'acteur Alain Cuny présente à Picasso une jeune femme, brune et gracile. Françoise Gilot a 21 ans, il en a 62. Elle vient d'abandonner ses études de droit pour peindre. Fascinée, Françoise tient pourtant Pablo à distance. D'ailleurs, ils se vouvoient. Leur itinéraire amoureux aligne les hauts et (surtout) les bas. Picasso se lance: «Vous allez jurer maintenant de m'aimer toujours.» De leur union naît Claude, en 1947, suivi de près par Paloma, ainsi prénommée en souvenir de la colombe de la paix que le peintre réalisa pour l'ONU.

A l'époque, l'atelier de Picasso se situe 7, rue des Grands-Augustins, près de la Seine. Au cinquième étage d'un bel hôtel particulier du XVIIe siècle, le maître a punaisé sur la porte d'entrée un petit papier sur lequel est écrit au crayon bleu: «Ici.» C'est dans un capharnaüm incroyable que Picasso travaille sans relâche, qu'il conserve les portraits des femmes de sa vie - les figures d'hommes, toujours barbus, sont des hommages à son père, don José, peintre - et qu'il rompt avec ses principes en adhérant au Parti communiste français. «Pour qu'il y ait moins de misère sur terre», confie-t-il à son fidèle secrétaire, Sabartès. Il milite. Se pose des questions sur la création et parle d'art: «Il y a des millions de sensations que nous appelons ``bleues''; mes bleus préférés sont celui de mes paquets de gauloises, et le steak bleu, que j'adore.» Ou encore: «On te vend des milliers de verts en tube, mais le vert des cyprès, celui de la nature, tu ne le trouves jamais.» Il prétend qu'il ne lit pas et qu'il trouve toujours quelqu'un pour lui raconter Les Fleurs du mal. Sa bibliothèque renferme pourtant Bossuet, Verlaine, Mallarmé, Baudelaire et Balzac.

Chaque été, Picasso part retrouver la lumière du Midi, qu'il aime tant, à Vallauris, puis à Cannes, dans la villa La Californie. Françoise Gilot, qui a les idées larges et la modernité chevillée au cœur, invite Marie-Thérèse et Maya pour les vacances. «Lorsqu'on débarque dans la vie d'un homme de quarante ans votre aîné, souffle-t-elle, on ne peut pas s'attendre à trouver la place libre.» Cette famille reconstituée s'entend à merveille, surtout les enfants. Les femmes, elles, font des histoires. Olga refuse d'entendre parler de Maya, de Claude, de Paloma. Quant à Dora Maar, elle est en analyse pour dépression nerveuse chez Jacques Lacan.

Picasso n'était pas un homme facile à vivre. Surtout quand il s'agissait d'argent: pendant des années, il oubliera d'en envoyer à Marie-Thérèse Walter, qui élève leur fille Maya. Ou à ses petits-enfants, Marina et Pablito. Mais d'autres récits contredisent cette pingrerie. Picasso ne signait que les toiles qu'il avait vendues ou offertes, mais déclarait: «Le vrai prix de mes tableaux, s'il était connu, personne ne voudrait le payer.» Picasso fait aussi preuve de malice, et d'un grand sens des affaires. Souvent, il laisse attendre ses marchands, Daniel Henry Kahnweiler et Louis Carré, dans la même pièce, pour les déstabiliser et les inciter à faire grimper le prix de ses toiles. Dans les années 50, à Cannes, chez Félix, son restaurant préféré, le marchand d'art Heinz Berggruen lui montre un nouveau billet de 500 francs. Picasso le lui prend des mains, dégaine un crayon et dessine sur l'espace rond et blanc une petite corrida. «Voilà, constate le maître, ton billet, il vaut le double maintenant.» Picasso est parfois visionnaire. A la veille de la déclaration de guerre, en 1914, il anticipe la fermeture de la galerie de Kahnweiler, citoyen allemand - et donc l'effondrement de sa cote. Et retire tout son argent de la banque: 100 000 francs or. Un coup de maître!
Bronzé, musclé, pétant de santé

Les années passent, avec leur lot de bonheur haché de mélodrames. Françoise annonce à Picasso qu'elle le quitte. Pablo est sur les nerfs. En 1964, elle publie Ma vie avec Picasso. Ledit Picasso voit rouge. Il tente de faire interdire l'ouvrage. Echoue, et répudie Claude et Paloma. Ceux-ci portent le nom de Ruiz-Picasso depuis 1960, mais, neuf ans plus tard, Claude engage contre son père une instance en reconnaissance de paternité. Sans succès.

L'année suivante, même demande de Paloma, même échec. Maya ne connaîtra pas plus de réussite. Seule la mort de Picasso délivre ses enfants de leur longue quête. Le 12 mars 1974, le jugement du tribunal de Grasse leur donne une existence légale. Du coup, Claude, Paloma et Maya peuvent, au même titre que Paulo, seul fils légitime, et ses trois rejetons, prétendre à l'héritage.

Comme d'habitude, Picasso n'est pas resté seul longtemps. Jacqueline Roque a la taille fine, un physique avenant... et 27 ans. Pablo en accuse 72. Divorcée d'un fonctionnaire d'outre-mer, elle a une fille, Catherine. Ils vivent leur amour sur la Côte d'Azur pendant des années. Et se marient huit ans plus tard, en 1961. A 80 ans, Picasso est d'une grande douceur et toujours infatigable. Chaque jour, après le déjeuner (généralement de la sole meunière et de l'eau), il joue avec ses enfants et, le soir, il dîne avec ses amis: Pagnol, Gary Cooper, Prévert, Cartier-Bresson, Villers, Raimu, Florence Gould ou Montand. La nuit, quand tout le monde va se coucher, il se rend à l'atelier, où son expression «Je ne cherche pas, je trouve» prend tout son sens.
L'été, il travaille torse nu, une ceinture texane autour d'un maillot de bain, pieds nus dans des sandales, et l'hiver, en pantalon rayé avec un pull. Toujours bronzé, musclé, pétant de santé, il se marre. «C'était une force de la nature, raconte son ami le photographe américain David D. Duncan, mais ses mains étaient fines et élégantes, à l'exception d'une bosse qui apparaissait entre le pouce et l'index quand il tordait des brides de métal pour réaliser des portraits de Jacqueline.»

Pablo Picasso meurt à Mougins le 8 avril 1973. Des éclairs déchirent le ciel. Il a 92 ans. Comment a-t-il pu les quitter? s'interrogent ses proches, lui qui répétait: «Dans la vie, il est beaucoup plus facile de commencer que de s'arrêter.» Le matin de l'enterrement, Jacqueline, folle de douleur, interdit l'entrée du cimetière de Vauvenargues à la famille du peintre. Deux jours plus tard, Pablito, le fils de Paulo, fait une tentative de suicide. L'année suivante, c'est au tour de Paulo, devenu alcoolique, de mourir d'une cirrhose. En 1977, Marie-Thérèse Walter se pend dans son garage. Neuf ans plus tard, Jacqueline Roque travaille sur la rétrospective des œuvres de son mari, puis se tire une balle dans la tête. Voyageurs sans bagages, ombres fidèles, fantômes en sursis, ils ne pouvaient se résoudre à vivre un seul jour sans lui.



> Les étapes de la création
1895-1901 Période académique, réaliste et sombre.
1901-1904 Période bleue, où dominent les camaïeux, d'un bleu froid.
1904-1905 Période rose, où il use d'un trait fin, élégant, avec des tonalités grises ou roses.
1907 Les Demoiselles d'Avignon, qui rompt avec l'espace perspectif, le clair-obscur et le réalisme de la forme humaine.
1911 Séjour avec Braque à Céret: cubisme dit «cézannien».
1913 Cubisme «synthétique», avec un agencement de lignes et de surfaces plus ample.
1917 Retour à une figuration plus classique avec Parade.
1925 Influence surréaliste.
1936 Guernica.
1955 Femmes d'Alger.
La semaine prochaine: Maria Callas

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